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Grieg et Grainger, la rencontre des antipodes

Laurent Beeckmans
Février 2006

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Un coup d'œil sur la mappemonde rend encore étonnant aujourd'hui le fait que le compositeur né le plus au Nord de la planète ait jamais rencontré celui né le plus au Sud... 98 degrés de latitude et près de 20000 km séparent Bergen de Melbourne, où naquit Percy Aldridge Grainger le 8 juillet 1882.

Mais la surprise se dissipe quelque peu en prenant connaissance du contexte culturel de l'éducation du jeune génie australien, entièrement prise en charge par sa mère, Rose Grainger. Celle-ci lui donne dès l'age de cinq ans ses premières leçons de piano et l'initie tôt à la culture scandinave, le berçant à la lecture des longues sagas islandaises. Son intérêt croissant pour tout ce qui est nordique ("tout grand art vient du Nord" affirmera-t-il plus tard) ira de pair avec un dégoût accusé des cultures du Sud de l'Europe, qui le poussera même à rejeter la terminologie musicale italienne dans ses compositions, remplaçant les mots molto crescendo par louden lots et diminuendo poco à poco par soften bit by bit.

C'est aussi l'ambiance nordique qui domine ses premières oeuvres, en particulier la suite pour violoncelle et piano intitulée curieusement La Scandinavie (en français dans le texte!) et dont l'écriture est fortement influencée par Grieg, ce qui se ressent particulièrement dans les 2ème (Värmelandsvisa) et 5ème pièces (Air et Finale sur des Danses Norvégiennes). En 1899, il compose une première version de sa Youthful Suite dont l'inspiration du 3ème mouvement Norse Dirge (Chant funèbre norvégien) semble émaner directement des temps les plus reculés et obscurs de l'époque des Vikings.

Comme c'était le cas pour Grieg une quarantaine d'années auparavant, Grainger complète ses études musicales en Allemagne sans grand enthousiasme, dans son cas ce sera au Conservatoire de Francfort où il entre en 1895 dans la classe de James Kwast. La prochaine étape est l'installation à Londres en 1901, toujours en compagnie de sa mère, où il se basera pendant 13 ans et où va s'accroître sa renommée de compositeur, pianiste et collecteur de chants populaires.

C'est là qu'aura lieu la première rencontre avec Grieg en 1906. Grieg qui est alors dans sa 63ème année et en visite dans la capitale anglaise pense que le jeune homme de 24 ans qu'on lui présente est un apprenti compositeur. Il est surpris d'apprendre qu'il est également un pianiste de concert et surtout que son répertoire inclut les Mélodies populaires norvégiennes de l'opus 66 et les Slåtter, mélodies paysannes norvégiennes de l'opus 72. Comment ce jeune homme pourrait-il s'intéresser à ces œuvres aux harmonies hardies qui n'ont reçu qu'une réception assez froide dans son propre pays ? La surprise est à son comble lorsque Grainger se met au piano pour interpréter ces pièces que personne n'avait jamais joué à Grieg auparavant. Et de quelle façon ! Grieg, comblé de joie, notera dans son journal :

Sa façon de jouer est telle le soleil apparaissant à travers les nuages. En tant que pianiste, je ne vois pas avec lequel des plus grands je pourrais le comparer. Il est lui-même. Sans doute suis-je partial envers lui parce qu'il a en fait réalisé mon idéal de la façon de jouer. Si j'avais sa technique, ma conception de jeu aurait été exactement pareille. Tel un dieu, son jeu élève loin au dessus des souffrances et des tracas. J'ai dû attendre l'age de 64 ans pour entendre la musique norvégienne interprétée avec autant de compréhension et de génie. Son interprétation des danses populaires norvégiennes ouvre des horizons nouveaux pour moi et pour la Norvège.

Grainger parlera de Grieg en termes également chaleureux :

Sir Charles Villiers Stanford a nommé Grieg "un Viking miniature", et il y a beaucoup de vérité dans cette remarque, car une certaine fraîcheur et un caractère primitif tragique, mélangé à une spiritualité mystérieuse et éthérée, démarque la muse de Grieg de celles de ses contemporains romantiques du centre de l'Europe tels que Schumann ou Chopin.[...] Les tendances humaines générales du caractère norvégien héroïque, actif, poétique et fortement émotionnel, se retrouvent fidèlement dépeintes dans ses compositions comme ne le sont pas moins les caractéristiques des paysages des montagnes et des fjords de son pays natal. Car les coloris éclatants et la clarté frappante des paysages, l'indescriptible lumière de l'atmosphère nordique, tout cela semble se refléter dans sa musique.

La rencontre londonienne est le point de départ d'une amitié aussi intense qu'elle sera brève. Grainger rendra une visite de dix jours à Grieg dans sa maison de Troldhaugen pendant l'été de 1907. Un projet de tournée dans plusieurs villes d'Europe est mis sur pied. Grainger jouerait la partie soliste du concerto en la mineur que Grieg dirigerait. Ce projet tombera malheureusement à l'eau par la mort inattendue de Grieg en septembre de la même année. Mais les liens noués à Troldhaugen resteront forts et Grainger échangera encore une importante correspondance avec Nina Grieg. Il restera aussi toute sa vie un fervent défenseur du Concerto en la mineur qu'il interprétera un grand nombre de fois sur une période de 50 ans sous la direction des plus grands chefs de l'époque (dont Willem Mengelberg, Hans Richter et Leopold Stokowski). Il publiera aussi chez Schirmer une intéressante édition du concerto reprenant quelques remarques et suggestions approuvées par Grieg lors de leur rencontre à Troldhaugen.

Comme Grieg, Grainger base une partie importante de ses compositions sur les chants populaires, plus particulièrement les folksongs anglais, mais aussi sur des mélodies irlandaises, américaines, danoises et celles des îles Féroé. Au Danemark, il participe lui-même dans les années 1920 à la collecte de chants populaires du Jytland en compagnie de Evald Tang Kristensen. En parfait polyglotte, Grainger parle un danois excellent, et c'est en cette langue proche du Norvégien qu'il conversait avec Grieg. C'est encore à Grieg qu'il dédie tous ses arrangements de folksongs anglais, parmi lesquelles on retrouve ses "tubes" les plus célèbres : Country Gardens, Molly on the Shore et Shepherd's Hey. Plus tard, il rendra encore un dernier hommage à son révéré maître en arrangeant pour deux pianos une des pièces des Slåtter op.72, Knut Luråsens Halling II.